Les racines du fascisme.
T. Thomas
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INTRODUCTION : PARLER DU FASCISME ?
Le mot fascisme ne veut pas dire grand chose dans le langage courant d'aujourd'hui. Trop ou trop peu: soit on l'utilise à propos de n'importe quelle violence étatique ou policière (CRS-SS...) soit on n'entend par là qu'un anti-sémitisme particulièrement féroce. Si tout est fasciste, jusqu'au langage lui-même selon BARTHES, rien ne l'est. Si seule la négation du juif l'est, alors le fascisme n'est qu'un accident de l'histoire et rien n'est plus fasciste aujourd'hui, pas même la négation, parfaitement équivalente, du peuple palestinien par le sionisme.
Cependant beaucoup sentent plus ou moins confusément la montée d'un danger en France, dont le développement du Front National leur paraît souvent le signe précurseur. Or comment combattre ce que l'on ne connaît pas? B. BRECHT nous a avertis que le ventre est encore fécond d'où est sortie la bête immonde. L'avertissement était judicieux. Mais reste mystérieux. Car pourquoi cette fécondité, quel est ce ventre, qui est-ce qui l'ensemence? Seule la réponse à ces questions, c'est à dire la mise à jour de la cause, de l'origine, et de ce qui nourrit le phénomène peut permettre de pouvoir espérer agir sur lui. Se contenter d'en critiquer et combattre les résultats est toujours agir et trop tard et trop superficiellement.
Parler du fascisme c'est d'abord pouvoir répondre à la question: qu'est-ce que le fascisme? Pour celà il est impossible, comme pourtant tant l'ont fait, de se limiter à la description de telle ou telle forme spécifique qu'il a revêtue (nazisme, mussolinisme, pétainisme etc...), de tel ou tel aspect qu'il a particulièrement développé ici plus que là (comme l'antisémitisme en Allemagne). Dans ses formes nationales, il y a autant de fascismes différents que de situations historiques différentes. Mais tous ont en commun leurs caractères essentiels, chaque branche est rattachée au même tronc. C'est de l'essence commune, des caractères généraux communs à tous les fascismes dont nous parlerons. Car ce n'est qu'ainsi qu'on pourra aller à la racine, et prévenir une victoire du fascisme dans le futur. Car demain il ne revêtira évidemment pas les mêmes oripeaux qu'hier: se fixer sur leur description peut amener à ne pas voir sous quelles formes se développe le fascisme d'aujourd'hui (et d'ailleurs il n'y aurait rien à craindre si celui-ci se bornait au folklore nauséabond de nostalgiques du nazisme se déguisant en SS).
La plupart du temps le fascisme est réduit d'abord à une seule forme, le nazisme, puis à un seul fait, l'extermination qu'il a systématiquement mis en oeuvre contre les juifs dans les dernières années de son pouvoir (prolongeant dans ce carnage la politique d'expulsion et de pillage des années 1930). S'il n'est "que" cela, alors ni le nazisme des premières années, ni encore moins les régimes de Mussolini ou de Franco ne seraient fascistes. Et aujourd'hui le danger fasciste serait bien faible, l'antisémitisme n'étant plus le racisme dominant.
Réduire le fascisme à certains de ses excès les plus barbares, ce n'est pas seulement faire comme si d'autres de ses horreurs étaient acceptables. C'est surtout masquer que le fascisme est beaucoup plus ordinaire, plus banal, plus sournoisement répandu, et est un phénomène beaucoup plus complexe et plus vaste qu'un anti-sémitisme brutal. Qu'il n'est pas un accident, une folie exceptionnelle, quasiment inexplicable et n'ayant donc que peu de chances de se reproduire, pourvu qu'on veille à réprimer toute résurgence de l'antisémitisme.
Le choix presque systématique de cette présentation très restrictive du fascisme n'est pas anodin. Il permet d'occulter que le pire ennemi de tous les fascismes furent les communistes (DACHAU, premier camp de la mort, fut créé pour eux) et les résistants combattants, quelle que soit leur "race". C'est à dire, en le réduisant à un racisme, d'occulter les caractères fondamentaux du fascisme déjà à l'oeuvre dans la démocratie, dont le racisme n'est qu'une extrémité particulière.
De plus en réduisant la cible du racisme fasciste aux juifs ("oubliant" les slaves, les tziganes etc...) on a tenté de justifier la colonisation sioniste de la Palestine, et de masquer que la négation du peuple palestinien par les sionistes, son exode systématiquement et brutalement organisé, le pillage de ses ressources vitales (terres et eau) n'a rien de très différent de la même négation des juifs organisée par les nazis. Ce genre de "purification ethnique" s'effectue toujours au nom des droits supérieurs du "peuple élu", Gott (ou Yavhé) mit uns, et il n'y manque jamais un PETAIN-ARAFAT pour serrer la main du bourreau en le remerciant d'avoir octroyé une zone-"libre", bantoustan où il se chargera de faire la police pour le compte de l'occupant.
Certes il ne manquera pas d'ardents défenseurs des Droits de l'Homme pour nous expliquer que ce ne sont pas ces faits barbares qui comptent, mais celui-là, autrement plus important du point de vue du droit il est vrai, que les membres du peuple élu participent démocratiquement à ce processus par leurs votes, leurs actions, leurs volontés. Il ne s'agit donc pas d'un fascisme israélien, mais d'une démocratie israélienne.
Fort bien. Mais cela ne fait que prouver que le racisme et l'ethnocide peuvent être démocratiques, approuvés par une majorité populaire (cf. aussi l'ex-Yougoslavie). Ce que HITLER et MUSSOLINI et PETAIN savaient déjà puisqu'ils ont été élus démocratiquement. Cela ne fait qu'attirer l'attention sur ce que je souhaite montrer dans ce livre, à savoir:
-1°) que fascisme et démocratie ne sont que deux formes politiques, alternant suivant les circonstances historiques, des mêmes rapports sociaux capitalistes;
-2°) que le fascisme est un phénomène de masse qui peut fort bien être démocratique tant que la masse approuve et soutient son idéologie et ses objectifs (comme de nos jours en Israël).
Que le fascisme soit un phénomène bien banal et bien profondément inséré au coeur de la démocratie bourgeoise, nous l'avons encore appris récemment quand la vie du grand héros de la gauche, F. MITTERAND, a été étalée sous nos yeux , comme nous l'avions déjà appris quand les chefs de la Gestapo en France ont été graciés par la République, et en bien d'autres occasions où est apparue la sympathie, engagée ou prudente en actes mais toujours très réelle, des "élites" française vis à vis du fascisme.
Dès la fin de la guerre la question de savoir s'il fallait sanctionner sérieusement ne serait-ce que ceux qui avaient eu d'importantes responsabilités (politiques, administratives, financières, médiatiques et artistiques etc...) dans le régime PETAIN avait vite du être résolu par la négative. Car ça aurait été mettre en cause 95% des "élites" bourgeoises, et donc la bourgeoisie elle-même. La démocratie remise en selle n'envisagea d'ailleurs jamais une seconde d'épurer au nom de l'anti-fascisme, mais seulement, et de manière homéopathique, quelques collaborateurs. Vous fûtes fasciste, fort bien et pourquoi pas? ("il était si difficile d'y voir clair", "un moment d'égarement", "une jeunesse française", les justifications ne manqueront pas). Collaborateur des allemands, traitre à la patrie, voilà bien le vrai grand crime! Le seul impardonnable!
L'anti-fascisme a servi à justifier la guerre, à déclarer tel camp impérialiste celui des bons et tel autre celui des méchants. Mais la guerre n'a pas été anti-fasciste, où du moins elle ne l'a été qu'accessoirement, par la défaite des forces armées fascistes, pas par celle de l'idéologie fasciste et l'éradication de ses causes. Elle a été une guerre nationale-patriotique (y compris pour les dirigeants du PCF), entre concurrents capitalistes pour la domination du monde.
"La majeure partie de l'activité réglementaire et même législative de l'Etat (de Petain)...a été maintenue...Comme a été confirmée la quasi-totalité des fonctionnaires...Ni le vote des pleins pouvoirs, ni l'appartenance au Conseil National de Vichy n'ont empêché nombre de parlementaires parmi les plus importants d'être constamment réélus...On constatera qu'il n'y a pas de réelle solution de continuité pour tout ou partie de l'appareil d'Etat entre l'Etat français de Vichy et l'Etat des républiques ultérieures." On peut tout aussi bien ajouter: entre l'Etat de la république antérieure et celui de Vichy.
Reste à savoir pourquoi l'essentiel des hommes et des idées du fascisme ont ainsi survécu? Pourquoi la République n'apparait que comme un simple ravalement à couleur démocratique? Pourquoi les frontières sont-elles si floues entre démocratie et fascisme au point que les mêmes responsables, la même police, la même justice, qui avaient assassiné tant de résistants, et les mêmes lois, puissent, à si peu d'exceptions près, servir aussi aisément l'une que l'autre?
C'est ce que je tenterais d'expliquer dans les chapitres suivants, en rappelant que le fascisme ne se caractérise nullement, dans son essence, par l'exceptionnel, comme le coup d'Etat, ni même par la violence, mais n'est qu'un prolongement, une radicalisation, à une étape historique particulière du développement du capitalisme, de comportements existants déjà dans la démocratie, engendrés par les rapports sociaux de séparation et de désappropriation qui caractérisent le capitalisme, quelle que soit sa forme politique. De sorte que ces comportements sont ceux de larges masses, que le fascisme est un phénomène de masse, non pas une simple dictature militaro-policière ne s'imposant que par la terreur d'un petit groupe.
Nous verrons qu'en réalité le fascisme est avant tout la proposition (absolument contradictoire et irréalisable) de restaurer la force et l'existence de la Nation comme communauté tout en conservant intact ce qui l'a créée comme communauté imaginaire, de substitution, fétichiste (le fétiche étant justement ce qui se substitue à la réalité dans la détermination des comportements humains), à savoir: les rapports sociaux capitalistes. Rapports qui, dans leur évolution moderne, aboutissent à la division atomistique, à l'éclatement de la société. En voulant empêcher un éclatement aussi inéluctable que nécessaire, le fascisme ne peut aboutir qu'à l'emploi de la violence la plus brutale, comme tous ceux qui veulent imposer coûte que coûte une volonté contraire à la réalité des rapports humains concrets; et aussi qu'à l'échec, une idéologie ne pouvant faire ce que l'activité concrète des individus défait tous les jours.
Le racisme n'est qu'une conséquence du fascisme, comme de tout nationalisme exacerbé. Il n'en est pas l'essence, et l'antisémitisme encore moins. Le fascisme peut aussi baser sa volonté de reconstruire la communauté à l'aide d'autres mythes que celui de la "RACE": par exemple sur la Religion, comme on le voit aujourd'hui avec l'intégrisme, ou encore sur une mythique Idéologie Prolétarienne comme on l'a vu avec le stalinisme, en fait sur n'importe quoi qui puisse servir de substitut accepté, bien qu'artificiel, à des liens directs entre les hommes sociaux.
Un des rares universitaires à avoir étudié sérieusement le fascisme, l'américain R.O. PAXTON, a écrit justement que ce ne n'est pas par les apparences qu'il revêt dans tel ou tel pays, au sein de telle ou telle culture locale, de telle ou telle situation historique, qu'on peut saisir le fascisme. Mais avant tout par la fonction qu'il remplit. Celle-ci serait selon lui d'être: "un système d'autorité et d'encadrement qui, dans la représentation qu'il fait de lui-même, promet de renforcer l'unité, l'énergie et la pureté d'une communauté moderne, c'est à dire déjà consciente d'elle-même face à d'autres communautés et déjà capable d'exprimer une opinion publique."
C'est juste, mais on ne peut pas s'arrêter à la représentation que le fascisme affiche de lui-même, à ce qu'il dit qu'il fera. Il faut de plus dire ce qu'est cette communauté que le fascisme promet de renforcer, et dire encore pourquoi "l'opinion publique" y adhère.
Le fascisme ne prétend renforcer que la Nation, qui est, pour lui et ceux qui le suivent, "la" communauté. Or défendre, restaurer, développer la communauté nationale n'est au fond pas le propre que du seul fascisme, mais de la démocratie également. Alors qu'est-ce qui les distingue dans cette affaire? Rien d'autre que les circonstances: le fascisme n'accède au pouvoir qu'en période de crise aigüe du capitalisme. Il regroupe alors la masse de ceux qui, inversant toujours l'ordre des choses, s'imaginent que l'affaiblissement de la Nation est la cause de la crise et non l'inverse. Si crise il y a c'est, selon eux, que le fétiche Nation n'a pas reçu les soins et les sacrifices qui lui étaient dus. Ses membres, au lieu de s'en faire les pieux serviteurs, se sont adonnés au culte idolâtre des particularismes, de l'individualisme, des intérêts égoïstes, abandonnant celui de l'esprit national, et avec lui leur âme éternelle, les traditions et valeurs du sang et du sol qui fondaient solidement la communauté dans les temps antiques et qui pourraient la refonder aujourd'hui pourvu qu'on lutte contre l'avachissement du au matérialisme dominant et à ses succédanés: la consommation, l'immoralité, la jouissance. Bref pourvu que reviennent l'âme et l'esprit, la force et la volonté.
Finalement on verra que le fascisme partage avec la démocratie l'idéologie du fétichisme de la Nation. Mais il le porte à un paroxysme: alors même que les Nations ont démontré qu'elles sont incapables de jouer ce rôle de communautés humaines que l'idéologie leur assigne, il prétend le leur faire jouer de force, en invoquant pêle-mêle tout ce qui, dans l'histoire ancienne des hommes, a pu être une forme de communauté, mais alors de communauté sans individu. Le fascisme veut que la Nation soit directement les individus, sans les intermédiaires du citoyen et des élus. Vouloir que les individus réels fusionnent avec une communauté mythique revient à escamoter la réalité, à faire disparaître les individus devant la Nation, incarnée par l'Etat (ce qui n'est que prolonger ce que la démocratie a déjà presqu'entièrement accompli). Il pense que la volonté politique suffit pour y arriver pourvu qu'elle soit assez forte pour éliminer toute opposition.
Plus l'unité nationale est affaiblie par le mouvement du capitalisme lui-même (expansion mondiale, brassage des capitaux et des populations, luttes de classe) et plus le fascisme en cherchera les causes dans ce qu'il considérera comme des ennemis de la Nation. Que ce soient ceux qui la déchirent de l'intérieur par leurs luttes (le prolétariat et ses organisations) ou ceux qui, pour différentes raisons (racistes, culturelles, religieuses) seraient étrangers à la pureté nationale.
Fascisme et démocratie partagent la même idéologie nationale, à des nuances près, parce que ce sont deux formes politiques exprimant les mêmes rapports de production. Le fascisme fonde son succès sur les échecs évidents, l'impuissance notoire de la démocratie à assurer une vie digne et correcte au peuple. Il se présente aussi comme une révolution parce qu'il fonderait un système économique qui ne serait ni communiste ni capitaliste, mais national. En réalité si son anti-communisme est forcené, son anti-capitalisme n'est que de pure forme. Il ne prétend interdire que le "mauvais" capitalisme, le capitalisme antinational, mondialiste, cosmopolite, à l'opposé du "bon", celui qui investit pour la Nation, celui qui est au service de tous (un capitalisme de "service public" pourrait-on dire). Sur ce terrain du "bon capitalisme", on reconnaîtra qu'il n'y a aucune différence fondamentale entre le discours réformiste de la "troisième voie" étatiste et le discours fasciste.
Nous verrons aussi pourquoi et dans quelles circonstances les capitalistes sont amenés à rallier et soutenir le fascisme, jusqu'à lui concéder une part plus ou moins importante du pouvoir étatique. Si ce soutien fut toujours décisif, il ne fut pas le seul: d'autres couches sociales l'ont aussi, et massivement, soutenu, tant il est vrai que le fétichisme de la Nation est une chose fort répandue en ce vingtième siècle.
La grande et absurde boucherie de 1914-18 marque la faillite des deux grands piliers idéologiques de la démocratie: la Liberté et la Raison (la liberté de la propriété privée et son corollaire, la rationalité de l'ensemble des choix des individus privés). Ils se sont effondrés dans le bain de sang, ils ont été broyés par des forces économiques et étatiques s'avérant incontrôlables.
En même temps ces forces ont mis en branle des masses énormes, au nom de la Patrie (nom de guerre de la Nation). Des masses pour une large part paysannes, qui n'existeront bientôt plus, pour l'essentiel, que comme des noms sur des monuments aux morts, ou comme des ouvriers taylorisés dans les usines. En 1918, après l'énorme bouleversement, les masses des pays développés ont majoritairement basculé dans l'urbanisation et le salariat, et même ce qui restait de ruraux n'étaient plus confinés à l'horizon borné de leurs villages.
Masses urbaines que "l'élite" intellectuelle ne verra que comme vulgaires, sales et brutales. Leur politisation, que cette concentration rendait inéluctable, les feront se rassembler en organisations syndicales et politiques qui effraieront cette "élite": à bas la démocratie qui pourrait permettre que ces masses incultes, donc manipulées, grégaires, prêtes à se donner à n'importe quel beau parleur, influent sur le pouvoir. A bas "La Gueuse"! Il faut sélectionner les "meilleurs" autrement que par la démagogie inhérente à toute élection!
De cette façon les intellectuels individualistes et élitistes rejoignirent les intellectuels populistes "déçus du prolétariat" (type SOREL), pour soutenir, tous ensemble, le fascisme, le mouvement politique qui se prétendait ni capitaliste, ni communiste, mais rassembleur des masses pour le véritable combat, le combat national, derrière la véritable élite, celle des chefs au verbe haut et aux muscles saillants, qui n'en appellent pas à la raison, mais à la force et aux mythes.
Le fascisme c'est le mythe de la volonté politique, impuissante car fondée sur l'incompréhension la plus totale des causes de la crise, c'est une idéologie utopique d'un "bon capitalisme", c'est l'adoration du fétiche Nation sensé être le sauveur suprême des adeptes de sa secte.
Tel est le ventre de l'immonde bête que nous allons maintenant disséquer plus en détail.