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EPICURE -341 -270

Lettre à Hérodote ou Lettre sur l’Univers ou Lettre sur la physique.

Épicure à Hérodote, salut.

Comme il y a beaucoup de personnes, cher Hérodote, qui ne sont pas en état d’étudier avec soin tout ce que j’ai écrit sur la Nature, ni d’examiner attentivement mes ouvrages plus étendus, j’ai composé un abrégé de toute ma philosophie, afin qu’elles gardent bien dans la mémoire les doctrines principales et puissent, dans la mesure où elles s’appliquent à l’étude de la Nature, y recourir à chaque instant pour les points les plus importants. Et ceux mêmes qui sont suffisamment avancés dans l’investigation de l’univers doivent avoir en mémoire le caractère fondamental de toute la doctrine. Car de la vue d’ensemble nous avons souvent besoin, mais il n’en est pas de même des détails. Il faut par conséquent, d’une part, progresser continuellement dans l’investigation de l’univers et, d’autre part, fixer dans la mémoire autant qu’il est nécessaire pour avoir une vue principale des choses ; et l’on parviendra aussi, une fois que les caractères principaux auront été bien compris et retenus, à une connaissance complète des détails. Car même celui qui est parfaitement instruit tirera de la connaissance complète et précise cet avantage capital de manier les notions avec finesse, en ramenant toutes choses à des éléments simples et à des formules. Car il n’est pas possible de connaître la masse accumulée par l’étude persévérante de l’univers, si l’on n’est pas capable tout à la fois d’embrasser par l’esprit, au moyen de formules brèves, les détails explorés avec soin. Étant donné donc qu’une telle méthode est utile à tous ceux qui s’adonnent aux recherches physiques et que je recommande l’étude constante de la Nature, grâce à laquelle je jouis dans ma vie d’une sérénité parfaite, j’ai composé pour toi cet abrégé et exposé élémentaire de toutes mes doctrines.

En premier lieu, cher Hérodote, il faut découvrir ce qui est à la base des mots, afin que, en y ramenant les opinions ou les objets en discussion ou les sujets de doute, nous puissions juger et que toutes choses ne restent incertaines pour nous et nous obligent à les prouver indéfiniment, ou nous ne posséderions que des mots vides. En effet, il est nécessaire que la signification primitive de chaque mot soit mise en évidence et n’ait plus besoin de preuve, si toutefois nous voulons posséder quelque chose à quoi nous puissions rapporter l’objet en discussion ou le sujet de doute ou l’opinion. Il faut de plus observer d’une manière complète les sensations et les notions réelles, soit de l’esprit soit de n’importe quel critère, de même encore les affections dominantes, afin de pouvoir, à leur aide, donner des indications sur ce qui est en suspens et sur l’invisible.

Ces points étant établis, il convient maintenant de fixer l’attention sur les choses invisibles.

Tout d’abord, rien ne naît de rien, autrement tout pourrait naître de tout sans avoir besoin d’aucune semence. Et si ce qui disparaît était réduit à rien, toutes choses auraient déjà péri, étant donné que celles en lesquelles elles se sont dissoutes n’existeraient pas. L’univers a toujours été le même qu’il est maintenant et sera le même dans toute éternité. En effet, il n’y a rien en quoi il puisse se transformer, car il n’existe rien en dehors de l’univers qui puisse y pénétrer et produire un changement.
L’univers est constitué de corps et de lieu. Que les corps existent, la sensation l’atteste en toute occasion, et c’est nécessairement en conformité avec elle qu’on fait, par le raisonnement, des conjectures sur l’invisible, comme je l’ai dit plus haut. Si, d’autre part, il n’y avait pas ce que nous appelons vide, espace ou nature impalpable, les corps n’auraient pas où se placer ni où se mouvoir, ce qu’ils semblent bien faire. En dehors de ces choses on ne peut rien concevoir, ni par généralisation ni par analogie, qui puisse être pris pour des substances parfaites et non pas pour ce qu’on appelle attributs ou accidents de ces dernières.

Parmi les corps il y en a qui sont composés et d’autres dont les composés sont constitués. Ceux-ci sont indivisibles et immuables, si l’on ne veut pas que toutes choses soient réduites au non-être, mais qu’il reste, après les dissolutions des composés, des éléments résistants d’une nature compacte et ne pouvant d’aucune manière être dissous. Donc, les principes indivisibles sont de toute nécessité les substances des corps.

L’univers est infini. En effet, ce qui est fini a une extrémité ; or, celle-ci est considérée par rapport à quelque chose qui lui est extérieur, de sorte que s’il n’a pas d’extrémité il n’a pas de fin ; mais s’il n’a pas de fin il est infini et non pas fini.

L’univers est encore infini quant à la quantité des corps et à l’étendue du vide. Car, si le vide était infini et le nombre des corps fini, ceux-ci ne resteraient nulle part, mais seraient transportés et dispersés à travers le vide infini, puisqu’ils n’auraient pas de points d’appui et ne seraient pas arrêtés par les chocs. Si, d’autre part, le vide était limité, il n’y aurait pas de place pour contenir les corps en nombre infini.

En outre, les corps indivisibles et compacts, dont les composés sont formés et en lesquels ils se résolvent, sont d’une variété de formes indéfinie. Il ne pourrait pas, en effet, résulter tant de variétés des mêmes formes en nombre limité. Chaque forme est représentée par un nombre infini d’atomes ; quant à la diversité des formes, leur nombre n’est pas absolument infini, mais seulement indéfini, à moins qu’on ne s’avise de regarder aussi les grandeurs des atomes comme pouvant s’étendre à l’infini.

Les atomes se meuvent continuellement de toute éternité, et les uns en s’entrechoquant s’écartent loin les uns des autres, les autres, en revanche, entrent en vibration aussitôt qu’il leur arrive d’être liés par l’entrelacement ou quand ils sont enveloppés par les atomes propres à s’entrelacer. Car il est dans la nature du vide de séparer les atomes les uns des autres, puisqu’il ne peut pas leur fournir un support ; et la dureté inhérente aux atomes produit le rebondissement après le choc, dans la mesure où l’entrelacement leur permet de revenir après le choc à l’état antérieur. Il n’y a pas de commencement à ces processus, étant donné que les atomes et le vide existent de toute éternité.

Le bref exposé de tous ces faits, dignes d’être retenus par la mémoire, offre un plan suffisant pour la réflexion sur la nature des choses.

Les mondes de même sont en nombre infini, aussi bien ceux qui ressemblent au nôtre que ceux qui en diffèrent. En effet, les atomes étant en nombre infini, comme il vient d’être démontré, ils sont aussi emportés extrêmement loin. Car ces atomes qui donnent naissance à un monde, ou qui le constituent, ne sont pas épuisés par la formation d’un seul monde ou de plusieurs en nombre fini, ni par tous ceux qui se ressemblent, ni par tous ceux qui diffèrent de ces derniers. Rien, par conséquent, ne s’oppose à l’existence d’une infinité de mondes.

En outre il y a des images qui ont la même forme que les objets réels et se distinguent des phénomènes par leur finesse extrême. Il n’est nullement impossible que de telles émanations se produisent dans l’atmosphère, ni qu’il y ait des conditions favorables pour la production de formes creuses et ténues, ni que les effluves gardent la position relative et l’ordre qu’ils avaient dans les objets réels. Nous appelons ces images simulacres. Dans leur mouvement à travers le vide ils parcourent, si aucun obstacle dû à la collision des atomes n’intervient, toute distance imaginable dans un temps imperceptible. Car la résistance et la non-résistance prennent l’aspect de lenteur et de vitesse.

Le même corps en mouvement ne peut pas, dans des temps concevables par la raison, arriver simultanément en plusieurs lieux, cela est inconcevable ; et s’il arrivait dans un temps sensible de n’importe où de l’infini, il ne viendrait pas du lieu d’où nous le voyons partir ; il sera, en effet, l’expression de la collision d’atomes, bien que nous ayons concédé jusqu’à présent que la vitesse du mouvement n’est pas entravée. Il est utile de retenir aussi ce principe fondamental.

Que les simulacres soient d’une finesse insurpassable, aucun phénomène ne le contredit ; de là vient qu’ils sont aussi animés de vitesses insurpassables, tous trouvant un passage approprié, parce qu’un nombre infini d’entre eux ne rencontre aucun ou peu d’obstacles, tandis que les atomes en nombre infini rencontrent aussitôt quelque obstacle.

Il faut en outre ajouter que la genèse des simulacres a lieu avec la rapidité de la pensée et que l’émanation de la surface des corps est continue, sans qu’une diminution y soit visible, parce que la perte est réparée. Les simulacres conservent longtemps l’ordre et la position des atomes dans l’objet, bien qu’ils s’embrouillent parfois, et comme il n’est pas nécessaire qu’ils soient remplis, des assemblages serrés se forment rapidement dans l’atmosphère ; c’est encore de certaines autres manières que les phénomènes de ce genre peuvent se produire. Rien de tout cela n’est contredit par le témoignage des sens, si, d’une manière déterminée, on fixe son regard sur les perceptions claires, auxquelles on ramènera aussi les rapports naturels que les objets extérieurs ont avec nous.

Il convient encore de noter que c’est parce que quelque chose des objets extérieurs pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons. Car les objets ne pourraient pas, par l’intermédiaire de l’air se trouvant entre nous et eux, ni au moyen de rayons lumineux ou d’émanations quelconques allant de nous à eux, imprimer en nous leurs couleurs et leurs formes aussi bien qu’au moyen de certaines copies qui s’en détachent, qui leur ressemblent par la couleur et la forme et qui, selon leur grandeur appropriée, pénètrent dans nos yeux ou dans notre esprit. Elles se meuvent très rapidement, et c’est pour cette raison qu’elles reproduisent l’image d’un tout cohérent, en gardant avec lui le rapport naturel grâce à la pression uniforme qui vient de la vibration des atomes à l’intérieur du corps solide. Et quelle que soit l’image que nous recevons, immédiatement par l’esprit ou par les sens, d’une forme ou d’attributs, c’est la forme de l’objet réel produite par la fréquence successive ou le souvenir du simulacre. Mais le faux jugement et l’erreur résident toujours dans ce qui est ajouté par l’opinion.

Et les images qu’on voit, par exemple, dans un miroir, celles qui apparaissent dans le sommeil, celles qui sont contenues dans certaines notions de l’entendement, ou dans les autres critères, n’auraient pas de ressemblance avec les objets appelés réels et vrais, si ceux-ci ne les émettaient pas. Et l’erreur n’existerait pas, si nous n’éprouvions dans notre intérieur un certain mouvement qui est certes lié à la faculté imaginative, mais qui cependant présente une particularité distinctive ; si celle-ci n’est pas confirmée ou est infirmée, nous sommes dans l’erreur, mais si elle est confirmée ou n’est pas infirmée, nous sommes ans le vrai. Il importe beaucoup de retenir ce principe, afin que les critères évidents ne soient pas détruits et que l’erreur, étant raffermie comme la vérité, ne mette tout en désordre.

L’audition aussi a pour cause un courant partant d’un objet, qui produit soit un phonème, soit un son, soit un bruit ou une affection auditive quelconque. Ce courant se propage par parties semblables, qui gardent entre elles un certain rapport et une unité caractéristique, laquelle se rattache à l’objet émetteur et produit, le plus souvent, la sensation qui lui correspond, ou rend simplement manifeste l’existence de l’objet extérieur. Car, sans un certain rapport avec celui-ci, une sensation de ce genre ne pourrait pas naître.

Il ne faut pas, par conséquent, croire que l’air même soit modelé par la voix ou par des sons semblables — il s’en faut de beaucoup qu’il puisse en subir cette influence —, mais que la percussion qui se produit en nous, aussitôt que nous émettons un son, engendre une poussée de certains corpuscules qui forment un courant du même genre que le souffle, lequel nous procure la sensation auditive.

Notons encore que, de même que l’objet sonore, l’objet odorant ne pourrait jamais produire de sensation, s’il ne s’en détachait certaines particules propres à exciter l’organe olfactif : les unes d’une manière désordonnée et désagréable, les autres d’une manière ordonnée et agréable.

Il faut en outre admettre que les atomes n’ont aucune autre qualité phénoménale en dehors de la pesanteur, de la grandeur, de la forme et de tout ce qui est nécessairement inhérent à cette dernière. Car toute qualité change, les atomes, par contre, ne subissent aucun changement, puisqu’il faut qu’il reste dans les dissolutions des composés quelque chose de solide et d’indissoluble, qui aura pour effet que les changements ne finiront pas en non être et ne viendront pas du non être, mais, dans beaucoup de corps, des déplacements des atomes et aussi de leur augmentation et de leur diminution.

Il en résulte avec nécessité que les éléments qui se déplacent sont indestructibles et ne possèdent rien de la nature changeante ; ils ont des masses et des formes propres, qui sont nécessairement permanentes. Dans les choses, en effet, qui se transforment sous nos yeux, la forme est considérée comme leur étant inhérente ; mais il n’en est pas des qualités comme de cette dernière, qui disparaissent entièrement du corps qui change.

Il ne faut pas croire non plus, si l’on ne veut pas se mettre en contradiction avec le témoignage des phénomènes, que les atomes puissent avoir toutes les grandeurs possibles ; mais il faut admettre une certaine variété de ces dernières. En accordant ceci on pourra mieux expliquer les affections et les sensations. Il n’est même d’aucune utilité, pour rendre compte de la variété des qualités, de supposer l’existence de toute grandeur possible ; car alors il devrait y avoir des atomes visibles, ce qui ne s’est jamais produit et on ne voit pas comment cela pourrait jamais se produire.

Il ne faut pas en outre croire qu’il puisse exister, dans le corps limité, des atomes en nombre infini et de n’importe quelle grandeur. Il devient ainsi nécessaire non seulement de rejeter la divisibilité en parties de plus en plus ténues à l’infini, pour éviter que tout ce qui existe ne devienne débile et que nous ne soyons forcés, dans nos conceptions des masses atomiques, d’anéantir les choses à force de les réduire, mais aussi de ne pas admettre que, dans les corps limités, le passage d’un point à un autre puisse se faire à l’infini, ni même d’une partie à une partie toujours plus petite.

Si quelqu’un s’avisait de dire qu’un corps fini contient des atomes en nombre infini et de n’importe quelle grandeur, on serait dans l’impossibilité de le comprendre. Car, comment un tel corps pourrait-il encore être d’une grandeur finie ? Il est, en effet, évident que les atomes en nombre infini doivent avoir une certaine grandeur ; or, quelles que soient leurs grandeurs, celle du corps devra de même être infinie. Étant donné, d’autre part, que le corps limité a une extrémité discernable, bien qu’elle ne soit pas visible en soi, on ne peut pas concevoir que celle qui vient à sa suite ne soit pas de même caractère et qu’en passant ainsi successivement d’une extrémité à une autre on puisse de la sorte aller, par la pensée, à l’infini.

Le minimum sensible ne doit être conçu, ni comme étant de même nature que le corps permettant le passage d’une partie à une autre, ni comme en étant complè­tement différent, mais comme ayant une certaine communauté avec lui. Mais quand, par suite de la ressemblance résultant de cette dernière, nous croyons y distinguer quelque partie en deçà et au-delà, ce doit être un minimum semblable qui se présente à nous. Nous considérons ces minima, en commençant par le premier, successivement et non dans l’ensemble, ni comme parties contiguës à d’autres, mais dans leur nature particulière et mesurant les grandeurs, étant plus nombreux dans les grandeurs considérables et moins nombreux dans les grandeurs moindres. Il faut supposer que le minimum dans l’atome est quelque chose d’analogue. Car, bien qu’il soit manifeste qu’il se distingue du minimum sensible par sa petitesse, l’analogie est la même. C’est, en effet, par analogie avec les objets sensibles que nous avons affirmé que l’atome a une grandeur, en réduisant la petitesse à l’extrême.
Il faut de plus regarder les minima indivisibles, comme limites des longueurs et fournissant naturellement à la réflexion de la raison sur les invisibles la mesure originaire pour les grandeurs supérieures et inférieures. L’affinité entre ces minima et les particules immuables est propre à achever le sujet traité jusqu’ici, mais il est impossible que le groupement vienne de ces minima en mouvement.

Il ne faut pas en outre attribuer à l’infini le haut ou le bas dans le sens de haut absolu ou de bas absolu. Car, si haut que nous nous élevions, du lieu où nous sommes placés, au-dessus de la tête vers l’infini, jamais ne nous apparaîtra le point extrême ; ce qui, d’autre part, s’étend à l’infini au-dessous de ce lieu imaginé ne peut pas être à la fois haut et bas par rapport au même point ; cela est tout à fait inconcevable.

Il faut ainsi considérer distinctement le mouvement qui s’effectue à l’infini vers le haut et celui qui s’effectue à l’infini vers le bas, même si le mobile qui se dirige vers le haut touche mille et mille fois les pieds de ceux qui habitent au-dessus de nous, ou que celui qui se dirige vers le bas touche mille et mille fois la tête de ceux qui se trouvent au-dessous de nous. Le mouvement dans son ensemble n’est pas moins conçu comme s’effectuant dans des sens opposés l’un à l’autre à l’infini.

Les atomes ont nécessairement la même vitesse quand, en se déplaçant à travers le vide, ils ne rencontrent aucun obstacle. Car les atomes lourds ne se meuvent pas plus rapidement que ceux qui sont petits et légers, du moment que rien ne leur résiste. Les petits atomes, d’autre part, ne se meuvent pas plus rapidement que les gros, étant donné qu’ils trouvent tous un passage facile quand eux non plus ne rencontrent aucun obstacle. Il n’y a pas non plus de différence de vitesse entre le mouvement vers le haut et le mouvement oblique, déterminé par les chocs, et celui qui s’effectue vers le bas en vertu de la pesanteur propre des atomes. Car, tant que l’atome conservera l’un ou l’autre de ces mouvements, il se déplacera avec la rapidité de la pensée jusqu’au moment où, soit par une cause extérieure, soit par sa pesanteur propre, il sera amené à réagir contre l’impulsion reçue.

Toutefois, en ce qui concerne les composés, l’un se meut plus rapidement que l’autre, bien que les atomes soient de vitesse égale, parce que les atomes contenus dans les agrégats tendent vers le même lieu dans le minimum de temps continu, tandis qu’ils n’arrivent pas au même lieu dans l’intervalle de temps concevable par la raison ; mais ils se heurtent souvent avant que la continuité de leur mouvement devienne perceptible par les sens.

En effet, ce que la pensée ajoute au sujet des choses invisibles, à savoir que même les intervalles de temps concevables par la raison contiennent la continuité du mouvement, n’est pas vrai dans des cas de ce genre. On ne doit considérer comme vrai que ce qu’on peut réellement voir, ou ce qui est immédiatement saisi par la pensée.

Après cela il faut reconnaître, en se référant aux sensations et aux sentiments — car en procédant ainsi on arrivera à la certitude inébranlable — que l’âme est un corps composé de particules subtiles, qui est disséminé dans tout l’agrégat constituant notre corps et qui ressemble de plus à un souffle mêlé de chaleur, se rapprochant en partie de l’un, en partie de l’autre. Mais une certaine partie de l’âme se distingue notablement de ces dernières propriétés par sa ténuité extrême et est de la sorte mêlée plus intimement à notre corps. C’est ce que mettent en évidence les forces de l’âme, ses affections, la facilité de ses mouvements, ses pensées et tout ce dont la privation entraîne notre mort. Il faut en outre retenir que l’âme est la cause principale de la sensibilité. Mais elle ne pourrait pas l’être si elle n’était pas en quelque sorte abritée par l’organisme. Celui-ci, en permettant à l’âme de produire la sensibilité, en reçoit sa part, pas cependant de toutes les propriétés qu’elle possède. C’est pourquoi il perd la sensibilité sitôt que l’âme se retire. Car le corps n’a pas acquis de lui-même cette faculté, mais c’est l’âme, née avec lui, qui la lui a procurée. Quand elle a, grâce à l’excitation, pleinement développé sa puissance, elle acquiert la sensibilité que, par suite de leur contiguïté et conformité, elle communique au corps, comme je l’ai déjà dit.

C’est pourquoi tant que l’âme est présente dans le corps elle ne cesse jamais de sentir, même si quelque partie s’est détachée de lui ; et quelle que soit la perte qu’elle subit quand le corps se relâche, soit tout entier, soit dans quelque partie, pourvu qu’elle subsiste, elle conservera la sensibilité. Au contraire, l’organisme qui reste, soit entièrement, soit en partie, ne possède plus de sensibilité si la quantité d’atomes appartenant à la nature de l’âme a disparu.

Mais lorsque l’organisme tout entier s’est dissous, l’âme se disperse, ne possède plus les mêmes facultés, n’est plus excitée et est de la sorte privée de sensibilité. Car on ne peut concevoir que l’âme qui n’est plus dans cet organisme puisse néanmoins, quand son enveloppe protectrice n’est pas telle que celle où elle se trouve à présent, éprouver les mêmes excitations que dans cette dernière.

Ajoutons en outre que nous appelons incorporel d’après l’usage le plus fréquent de ce terme, ce qui peut être conçu comme existant en soi. Mais, le vide étant mis à part, il n’est pas possible de concevoir l’incorporel en soi. Le vide ne peut ni agir ni pâtir, il permet seulement aux corps d’effectuer leurs mouvements. Ceux donc qui disent que l’âme est incorporelle parlent sottement. Car si elle était telle, elle ne pourrait ni agir ni pâtir. Il est cependant certain que nous distinguons en elle ces deux genres de manifestations. En appliquant, par suite, tous ces raisonnements concernant l’âme aux sentiments et aux sensations et en se rappelant ce qui a été dit au début, on verra aisément qu’ils sont embrassés par des formules au moyen desquelles on pourra étudier les détails d’une façon sûre.

Les formes et les couleurs, les grandeurs et les poids, ainsi que toutes les autres qualités qu’on affirme du corps et qui sont des attributs de tous les objets, ou de ceux qui sont visibles et connaissables par la sensation qu’ils nous donnent, ne doivent pas être regardés comme des natures ayant une existence indépendante — cela est inconcevable — ni comme étant totalement privés d’existence, ni comme certaines natures incorporelles appartenant au corps, ni comme parties de ce dernier, mais il faut reconnaître que le corps entier tient absolument sa nature durable de toutes ces propriétés, sans en être d’ailleurs le simple assemblage, comme il arrive quand un complexe supérieur est formé, soit d’éléments primaires, soit de grandeurs qui lui sont inférieures. C’est de toutes ces propriétés, comme je l’ai déjà dit, qu’il tient sa nature durable. Elles déterminent aussi des perceptions et des notions propres, pourvu que l’agrégat leur soit associé et n’en soit jamais séparé ; c’est en effet grâce à la notion d’ensemble qu’il reçoit l’attribut de corps.

Il arrive souvent que les corps ont des propriétés qui ne les accompagnent pas d’une manière permanente, qui ne se trouvent pas parmi les substances invisibles et qui ne sont pas non plus incorporelles. En employant ce terme dans son acception courante, nous rendons manifeste que les propriétés accidentelles ne possèdent ni la nature du complexe, que nous appelons corps quand nous le saisissons dans sa totalité, ni celle des propriétés permanentes, sans lesquelles le corps ne peut être conçu. Et c’est en conformité avec certaines notions de la masse qui leur est connexe qu’elles sont dénommées, mais au moment seulement où chacune d’elles se manifeste, étant donné qu’elles ne lui sont pas attachées d’une façon permanente.

Et il ne faut pas exclure de l’être ces propriétés évidentes sous prétexte qu’elles ne possèdent pas la nature du tout où elles apparaissent et que nous appelons corps, ni celles des propriétés qui lui sont attachées d’une manière permanente. Il ne faut pas non plus croire qu’elles existent en soi (cela n’est concevable ni d’elles ni des qualités permanentes), mais les regarder toutes ensemble, ce qui est parfaitement évident, comme des accidents du corps et non comme des attributs qui les accompagnent éternellement, ni comme ayant rang de substances par elles-mêmes ; il faut observer de quelle façon la sensation produit leur caractère particulier.

Nous devons maintenant insister avec force sur le fait suivant. Il ne faut pas explorer le temps de la même manière que les autres phénomènes, comme ceux, par exemple, qui ont leur siège dans un objet concret, en nous reportant aux prénotions que nous constatons en nous-mêmes, mais prendre comme point de départ du raisonnement le fait évident qui nous conduit à affirmer que le temps est long ou court, en lui appliquant ce qualificatif par analogie.

Pour désigner le temps, il faut se servir de termes qui sont en usage, et ne pas lui en substituer d’autres sous prétexte qu’ils sont meilleurs. Il ne faut pas non plus lui attribuer des caractères étrangers et prétendre qu’ils sont identiques à ce qui constitue sa nature propre (ce que font en effet certaines gens), mais considérer principalement avec quoi nous formons cette notion particulière et comment nous la mesurons. Or, il suffit d’une simple réflexion, sans qu’il soit besoin de recourir à une démonstration, pour se convaincre que nous la formons avec les jours et les nuits et avec leurs divisions, ainsi qu’avec les affections et les états apathiques, avec les mouvements et les états de repos, supposant dans toutes ces choses une certaine caractéristique particulière que nous appelons temps.

Il faut ajouter à ce qui vient d’être dit que les mondes, et tout groupe d’atomes limité qui est de même espèce que les objets que nous voyons constamment autour de nous, viennent de l’infini ; car tous les mondes, les grands aussi bien que les petits, ont leur origine dans des tourbillons déterminés. Et toutes choses se dissolvent de nouveau, les unes plus rapidement, les autres plus lentement, les unes par suite de telle cause, les autres par suite de telles autres. Il ne faut pas, en outre, croire que les mondes aient nécessairement une forme unique. Personne ne saurait démontrer que ces sortes de germes, d’où sont sortis les êtres vivants, les plantes et toutes les autres choses visibles, pourraient ou non exister dans tel monde et ne le pourraient pas dans tel autre.

Il convient de noter que la nature humaine acquiert des connaissances nombreuses et variées grâce au contact qu’elle prend avec les choses et sous l’empire de la nécessité. La raison explore ensuite minutieusement ce que la nature lui a donné et y ajoute de nouvelles découvertes : dans tel domaine plus rapidement, dans tel autre plus lentement. Ses progrès sont plus considérables dans telle période et moindres dans telle autre. C’est pourquoi les noms ne sont pas à l’origine de pures conventions, mais c’est la constitution physique des hommes de chaque peuple qui, prouvant des sentiments particuliers et recevant des images particulières des objets, expire l’air d’une manière spéciale, modelé qu’il est par chacune des affections et des images, selon la diversité des peuples qui vient des lieux qu’ils habitent.

Chaque peuple a ensuite établi pour son usage commun des termes appropriés, afin que ses membres disposent de significations moins ambiguës et plus concises. Ceux enfin qui ont introduit certaines choses qu’ils connaissaient parfaitement, mais qui étaient inconnues avant eux, furent forcés de créer certains termes pour les désigner. Les autres, en appliquant les procédés du raisonnement, adoptèrent ces termes et les interprétèrent selon le motif prédominant.

En ce qui concerne les corps célestes, il ne faut pas croire que leurs mouvements, leurs changements de direction, leurs éclipses, leurs levers et leurs couchers, et tous les autres phénomènes du même genre, soient dus à l’action d’un être qui les règle, ou qui les a réglés, et qui jouirait en même temps de la félicité absolue et de l’immortalité. Car les occupations et les soucis, les colères et les faveurs ne s’accordent pas avec la félicité, mais sont liés à la faiblesse, à la peur et à l’état de dépendance de nos semblables. Il ne faut pas croire non plus que les corps célestes, formés de feu conglobé, soient en possession de la félicité et qu’ils exécutent tous ces mouvements en vertu de leur volonté propre.

Mais il convient de garder tout le respect à ces idées, conformément aux termes ou dénominations qu’on leur applique, si toutefois il n’y a rien en eux qui paraisse y être contraire. Si on ne le fait pas, le contraste portera le plus grand trouble dans les âmes. C’est pourquoi il faut supposer que c’est depuis l’origine, suivant les répartitions de ces masses agglomérées au moment de la formation du monde, que s’accomplit avec nécessité ce mouvement périodique.

Il faut ensuite se pénétrer de l’idée que c’est la tâche de la physique de rechercher avec soin la cause des faits principaux, que notre félicité consiste dans la connaissance des phénomènes célestes et dans la détermination de leur nature, ainsi que de tous les phénomènes semblables dont l’étude exacte contribue au bonheur. Il n’est pas, en outre, permis de soutenir que toutes ces choses pourraient s’expliquer de diverses façons ou qu’elles pourraient être autres qu’elles ne sont, car il n’y a absolument rien, dans la nature immortelle et bienheureuse, qui soit capable d’engendrer la discordance ou le désordre. Il est facile de saisir par l’intelligence qu’il en est réellement ainsi.

En ce qui concerne l’étude du coucher et du lever des astres, des solstices et des éclipses, et de tous les phénomènes analogues, elle ne contribue en rien à la félicité qui est attachée à la connaissance, car ceux qui savent cela, mais qui ignorent la nature et les causes principales des choses, éprouvent autant de craintes que s’ils ne le savaient pas. Peut-être même en éprouvent-ils de plus grandes, si l’étonnement résultant de la connaissance de ces faits n’arrive pas à se dissiper en présence de l’ordonnance des faits principaux. C’est pourquoi nous pouvons imaginer plusieurs causes pour les couchers et les levers des astres, les solstices et les éclipses, et les autres phénomènes du même genre, comme on le constate dans les phénomènes particuliers. Et il ne faut pas croire que la question concernant ces choses n’ait pas été étudiée avec le soin qu’il est nécessaire pour qu’elle nous procure la tranquillité de l’âme et la félicité. En observant de combien de manières un même fait se manifeste autour de nous, nous devrons ensuite chercher la cause des phénomènes se produisant dans les régions supérieures et de tout ce qui est encore inconnu. Il ne faut avoir aucune estime pour ceux qui méconnaissent ce qui existe ou se produit d’une seule manière et ce qui arrive de plusieurs manières, qui ne tiennent pas compte de l’illusion due aux distances et qui, de plus, ignorent dans quels cas il n’est pas possible de jouir de la tranquillité d’âme et dans quels cas il est possible d’en jouir.

Si donc nous croyons possible qu’un phénomène se manifeste de telle ou telle manière, le fait de savoir qu’il pourrait se manifester de plusieurs autres manières ne nous empêchera pas de jouir de la même tranquillité d’âme que dans le premier cas.

Après toutes ces considérations il faut se mettre dans l’esprit que le plus grand trouble est engendré dans les âmes humaines par le fait qu’on regarde ces corps célestes comme des êtres bienheureux et immortels, et qu’on leur attribue en même temps des propriétés opposées, telles que des désirs, des actes et des motifs ; parce qu’on attend ou qu’on suspecte, en croyant aux mythes, quelque torture éternelle et qu’on craint même l’insensibilité de la mort, comme si elle avait quelque rapport avec nous ; et, enfin, parce que toutes ces affections ne proviennent pas d’une opinion philosophique, mais d’un sentiment irréfléchi, de sorte que, faute de délimiter ce qui est à craindre, on éprouve un trouble aussi grand ou même plus grand que si l’on avait une opinion bien fondée là-dessus. La tranquillité d’âme n’est possible que si l’on s’est affranchi de tout cela et qu’on garde constamment dans la mémoire les principes généraux de l’ensemble des choses.

C’est pourquoi il faut fixer notre esprit sur les affections présentes et les sensations, sur les communes quand il s’agit de quelque chose de commun, et sur les individuelles quand il s’agit de quelque chose d’individuel, ainsi que sur la parfaite évidence inhérente à chaque critère. Car, en nous attachant à l’examen attentif de toutes ces choses, nous parviendrons à découvrir les motifs véritables du trouble et de la peur, et en déterminant la cause des phénomènes célestes et des autres événements, nous serons délivrés de ce qui effraie à l’extrême les autres hommes.

Voici, cher Hérodote, brièvement résumées, les idées principales sur la nature de l’Univers. Notre doctrine peut de la sorte être comprise avec exactitude, et je suis persuadé que celui qui la suivra, tout en ne pénétrant pas le détail de toutes choses, aura une incomparable supériorité sur les autres hommes. Car il éclaircira de lui-même beaucoup de sujets que nous avons étudiés minutieusement dans notre oeuvre et ces idées, une fois gravées dans la mémoire, lui seront d’un secours constant. Elles sont, en effet, d’une nature telle que ceux-là mêmes qui ont déjà exploré, d’une manière suffisante ou complète, les choses dans leurs détails, poursuivront leurs recherches en s’appuyant sur ces notions. Et ceux qui ne sont pas des chercheurs accomplis pourront, sans être instruits de vive voix, acquérir pour leur apaisement, par leur seule pensée, un aperçu des vérités fondamentales.

(Source : Diogène Laërce, X, 35-83)
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