ETHIQUE et DEONTOLOGIE

 
 
Master 1 - GESS - 2008

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  • Les "droits de l'homme" vus parK. Marx ( "la question juive" - extrait)

Considérons un instant ce qu'on appelle les droits de l'homme, considérons les droits de l'homme sous leur forme authentique, sous la forme qu'ils ont chez leurs inventeurs, les Américains du Nord et les Français ! Ces droits de l'homme sont, pour une partie, des droits politiques, des droits qui ne peuvent être exercés que si l'on est membre d'une communauté. La participation à l'essence générale, à la vie commune politique, à la vie de l'État, voilà leur contenu. Ils rentrent dans la catégorie de la liberté politique, dans la catégorie des droits civiques qui, ainsi que nous l'avons vu, ne supposent nullement la suppression incontestable et positive de la religion, ni, par suite, du judaïsme. Il nous reste à considérer l'autre partie, c'est-à-dire les droits de l'homme, en ce qu'ils diffèrent des droits du citoyen.

A leur suite se trouve la liberté de conscience, d'exercer un culte de son choix. Le privilège de la foi est expressément reconnu ou bien comme un droit de l'homme ou comme conséquence d'un droit de l'homme, de la liberté. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses. » (Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1791, art. 10.) Au titre I de la Constitution de 1791, il est garanti, comme droit de l'homme : « La liberté à tout homme d'exercer le culte religieux auquel il est attaché. »

La Déclaration des droits de l'homme de 1793 énumère parmi les droits de l'homme, art. 7 : « Le libre exercice des cultes. » Bien plus, à propos du droit d'énoncer ses idées et ses opinions, de se réunir, d'exercer son culte, il est même dit : « La nécessité d'énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme. » (Voir la Constitution de 1795, titre XIV, art. 354.)

« Tous les hommes ont reçu de la nature le droit imprescriptible d'adorer le Tout-Puissant selon les inspirations de leur conscience, et nul ne peut légalement être contraint de suivre, instituer ou soutenir contre son gré aucun culte ou ministère religieux. Nulle autorité humaine ne peut, dans aucun cas, intervenir dans les questions de conscience et contrôler les pouvoirs de l'âme. » (Constitution de Pennsylvanie, art. 9, paragraphe 3.)

« Au nombre des droits naturels, quelques-uns sont inaliénables de leur nature, parce que rien ne peut en être l'équivalent. De ce nombre sont les droits de conscience. » (Constitution de New-Hampshire, art. 5 et 6, in Beaumont, 1. c., pp. 213-214.)

L'incompatibilité de la religion et des droits de l'homme se trouve si peu dans le concept des droits de l'homme, que le droit d'être religieux, et de l'être à son gré, d'exercer le culte de sa religion particulière, est compté expressément au nombre des droits de l'homme. Le privilège de la foi est un droit général de l'homme.

On fait une distinction entre les droits de l'homme et les droits du citoyen. Quel est cet homme distinct du citoyen ? Personne autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme tout court, et pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l'homme ? Par quoi ce fait s'explique-t-il ? Par le rapport de l'État politique à la société bourgeoise, par l'essence de l'émancipation politique.

Constatons avant tout le fait que les droits de l'homme, distincts des droits du citoyen, ne sont que les droits du membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : « Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »

En quoi consiste la liberté ? « Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui. » Ou encore, d'après la Déclaration des droits de l'homme de 1791 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ".

Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont fixées par la loi, de même que la limite de deux champs est fixée par un piquet. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. Pourquoi, d'après Bauer, le juif est-il inapte à recevoir les droits de l'homme ? « Tant qu'il sera juif, l'essence bornée qui fait de lui un juif l'emportera forcément sur l'essence humaine qui devrait, comme homme, le rattacher aux autres hommes ; et elle l'isolera de ce qui n'est pas juif. » Mais le droit de l'homme, la liberté, ne repose pas sur les relations de l'homme avec l'homme, mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu limité à lui-même.

L'application pratique du droit de liberté, c'est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?

« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.)

Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, [20] dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».

Restent les autres droits de l'homme : l'égalité et la sûreté.

Le mot égalité n'a pas ici de signification politique ; ce n'est que l'égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme est également considéré comme une telle monade basée sur elle-même. La Constitution de 1795 détermine le sens de cette égalité : « Art. 3. L'égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. »

Et la sûreté ? La Constitution de 1793 dit : « Art. 8. La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. »

La sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise, la notion de la police : toute la société n'existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. C'est dans ce sens que Hegel appelle la société bourgeoise « l'État de la détresse et de l'entendement ».

La notion de sûreté ne suffit pas encore pour que la société bourgeoise s'élève au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt l'assurance de son égoïsme.

Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme tel qu'il est, membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L'homme n'y est pas considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance initiale. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste.

On s'explique déjà difficilement qu'un peuple, qui commence tout juste à s'affranchir, à faire tomber toutes les barrières entre les différents membres du peuple, à fonder une communauté politique, proclame solennellement (1791) le droit de l'homme égoïste, séparé de son semblable et de la communauté, et reprenne même cette proclamation à un moment où le dévouement le plus héroïque peut seul sauver la nation et est donc réclamé impérieusement, à un moment où le sacrifice de tous les intérêts de la société bourgeoise est mis à l'ordre du jour et où l'égoïsme doit être puni comme un crime (1793). La chose devient plus énigmatique encore quand nous constatons que l'émancipation politique fait de la communauté politique, de la communauté civique, un simple moyen devant servir à la conservation de ces soi-disant droits de l'homme, que le citoyen est donc déclaré le serviteur de l'« homme » égoïste, que la sphère, où l'homme fonctionne en qualité d'être générique, est ravalée au-dessous de la sphère, où il fonctionne en qualité d'être partiel, et qu'enfin [21] c'est l'homme en tant que bourgeois, et non pas l'homme en tant que citoyen, qui est considéré comme l'homme vrai et authentique.

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. » (Déclaration de 1791, art. 2.) « Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. » (Déclaration de 1793, art. 1.) Donc, même aux époques de son enthousiasme encore juvénile et poussé à l'extrême par la force même des circonstances, la vie politique déclare n'être qu'un simple moyen, dont le but est la vie de la société bourgeoise. Il est vrai que sa pratique révolutionnaire est en contradiction flagrante avec sa théorie. Tandis que, par exemple, la sûreté est déclarée un des droits de l'homme, la violation du secret de la correspondance est mise à l'ordre du jour. Tandis que la « liberté indéfinie de la presse » est garantie (Constitution de 1793, art. 122) comme la conséquence du droit de la liberté individuelle, la liberté de la presse est complètement anéantie, car « la liberté de la presse ne doit pas être permise lorsqu'elle compromet la liberté publique ». (Robespierre jeune, in Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux, Paris, 1836, t. XXVIII, p. 159.) Ce qui revient à dire : le droit de liberté cesse d'être un droit, dès qu'il entre en conflit avec la vie politique, alors que, en théorie, la vie politique n'est que la garantie des droits de l'homme, des droits de l'homme individuel, et doit donc être suspendue, dès qu'elle se trouve en contradiction avec son but, ces droits de l'homme. Mais la pratique n'est que l'exception, et la théorie est la règle. Et quand même on voudrait considérer la pratique révolutionnaire comme la position exacte du rapport, il resterait toujours à résoudre ce problème : pourquoi, dans l'esprit des émancipateurs politiques, ce rapport est-il renversé de fond en comble, le but apparaissant comme le moyen, et le moyen comme but ? Cette illusion d'optique de leur conscience resterait toujours le même problème, mais d'ordre psychologique et théorique.

Mais la solution de ce problème est simple.

L'émancipation politique est en même temps la désagrégation de la vieille société sur laquelle repose l'État où le peuple ne joue plus aucun rôle, c'est-à-dire le pouvoir souverain. La révolution politique, c'est la révolution de la société bourgeoise. Quel était le caractère de la vieille société ? Un seul mot le caractérise. La féodalité. L'ancienne société bourgeoise avait directement un caractère politique, c'est-à-dire les éléments de la vie bourgeoise, comme par exemple la propriété, ou la famille, ou le mode de travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la corporation, devenus des éléments de la vie de l'État. Ils déterminaient, sous cette forme, le rapport de l'individu particulier à l'ensemble de l'État, c'est-à-dire sa situation politique, par laquelle il était exclu et séparé des autres éléments de la société. En effet, cette organisation de la vie populaire n'éleva pas la propriété et le travail au rang d'éléments sociaux ; elle acheva plutôt de les séparer du corps de l'État et d'en faire des sociétés particulières dans la société. Mais de la sorte, du moins dans le sens de la féodalité, les fonctions vitales et les conditions vitales de la société bourgeoise restaient politiques ; autrement dit, elles séparaient l'individu du corps de l'État ; et le rapport particulier qui existait entre sa corporation et le corps de l'État, elles le transformaient en un rapport général entre l'individu et la vie populaire, de même qu'elles faisaient de son activité et de sa situation bourgeoise déterminées une activité et une situation générales. Comme conséquence de cette organisation, l'unité de l'État, aussi bien que la conscience, la volonté et l'activité de l'unité de l'État, le pouvoir politique général, apparaissent également, de façon nécessaire, comme l'affaire particulière d'un souverain, séparé du peuple et de ses serviteurs.

La révolution politique qui renversa ce pouvoir de souverain et fit des affaires de l'État les affaires du peuple, qui constitua l'État politique en affaire générale, c'est-à-dire en État réel, brisa nécessairement tout, classes, corporations, jurandes, privilèges, qui ne servaient qu'à indiquer que le peuple était séparé de la communauté. La révolution politique abolit donc le caractère politique de la société bourgeoise. Elle brisa la société bourgeoise en ses éléments simples, d'une part les individus, d'autre part les éléments matériels et spirituels qui forment la matière de la vie et la situation bourgeoise de ces individus. Elle déchaîna l'esprit politique, qui s'était pour ainsi dire décomposé, émietté, perdu dans les impasses de la société féodale ; elle en réunit les bribes éparses, le libéra de son mélange avec la vie bourgeoise et en fit la sphère de la communauté, de l'affaire générale du peuple, théoriquement indépendante de ces éléments particuliers de la vie bourgeoise. L'activité déterminée et la situation déterminée de la vie n'eurent plus qu'une importance individuelle. Elles ne formèrent plus le rapport général entre l'individu et le corps d'État. L'affaire publique, prise comme telle, devint plutôt l'affaire générale de chaque individu, et la fonction politique devint une fonction générale.

Mais la perfection de l'idéalisme de l'État fut en même temps la perfection du matérialisme de la société bourgeoise. En même temps que le joug politique, on secoua les liens qui entravaient l'esprit égoïste de la société bourgeoise. L'émancipation politique fut en même temps l'émancipation de la société bourgeoise de la politique, et même de l'apparence d'un contenu d'ordre général.

La société féodale se trouva décomposée en son fond, l'homme, mais l'homme tel qu'il en était réellement le fond, l'homme égoïste.

Or, cet homme, membre de la société bourgeoise, est la base, la condition de l'État politique. l'État l'a reconnu à ce titre dans les droits de l'homme.

Mais la liberté de l'homme égoïste et la reconnaissance de cette liberté sont plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels, qui en forment le contenu.

L'homme ne fut donc pas émancipé de la religion ; il reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas émancipé de la propriété ; il reçut la liberté de la propriété. Il ne fut pas émancipé de l'égoïsme de l'industrie ; il reçut la liberté de l'industrie.

La constitution de l'État politique et la décomposition de la société bourgeoise en individus indépendants, dont les rapports sont régis par le droit, comme les rapports des hommes des corporations et des jurandes étaient régis par le privilège, s'accomplissent par un seul et même acte. L'homme tel qu'il est membre de la société bourgeoise, l'homme non politique, apparaît nécessairement comme l'homme naturel. Les droits de l'homme prennent l'apparence des droits naturels, car l'activité consciente se concentre sur l'acte politique. L'homme égoïste est le résultat passif, simplement donné, de la société décomposée, objet de la certitude immédiate, donc objet naturel. La révolution politique décompose la vie bourgeoise en ses éléments, sans révolutionner ces éléments eux-mêmes et les soumettre à la critique. Elle est à la société bourgeoise, au monde des besoins, du travail, des intérêts privés, du droit privé, comme à la base de son existence, comme a une hypothèse qu'il n'y a pas a prouver, donc, comme à sa base naturelle. Enfin, l'homme tel qu'il est, membre de la société bourgeoise, est considéré comme l'homme proprement dit, l'homme par opposition au citoyen, parce que c'est l'homme dans son existence immédiate, sensible et individuelle, tandis que l'homme politique n'est que l'homme abstrait, artificiel, l'homme en tant que personne allégorique, morale. L'homme véritable, on ne le reconnaît que sous la forme de l'individu égoïste, et l'homme réel sous la forme du citoyen abstrait.

Cette abstraction de l'homme politique, Rousseau nous la dépeint excellemment : « Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solidaire en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être, de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante. Il faut qu'il ôte à l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. » (Du Contrat social, livre II.)

Toute émancipation n'est que la réduction, à l'homme lui-même, du monde humain, des rapports.

L'émancipation politique, c'est la réduction de l'homme d'une part au membre de la société bourgeoise, à l'individu égoïste et indépendant, et d'autre part au citoyen, à la personne morale.

L'émancipation humaine n'est réalisée que lorsque l'homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique. Ce n'est que lorsque l'homme individuel réel reprend en lui le citoyen abstrait et est devenu être génétique en tant qu'homme individuel dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, ce n'est que lorsque l'homme a connu et organisé ses « forces propres », comme forces sociales et par là ne sépare plus de lui la force sociale dans la forme de la force politique, ce n'est qu'alors que l'émancipation humaine est accomplie.


 

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