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Une brève histoire de l'individu.
T. Thomas

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INTRODUCTION.



Pour tous ceux qui ont aujourd'hui droit à la parole, la société marchande,la démocratie,les droits de l'Homme, forment un ensemble dont la supériorité sur tous les autres systèmes n'est même plus à démontrer depuis l'effondrement soviétique, même si pour les plus cyniques il n'est que le moins mauvais de tous.

Cette supériorité se dévoile, selon eux, dans tous les domaines, mais elle se résume en ceci : l'individu libre proclamé valeur suprême, source de toute richesse, but de tout effort aussi bien personnel que collectif.

Certes il serait facile de montrer combien, en réalité, chaque jour et partout des millions d'individus sont niés, exclus, détruits. Mais nos élites ont réponse à tout. La cause de ce grand écart entre leurs affirmations et cette réalité serait dans la "nature humaine". Le système marchand serait ce qui l'exprime le mieux en permettant, par la grâce de la propriété privée, la libération de son énergie créatrice. Mais elle serait ainsi faite que ce dynamisme serait aussi nécessairement agressivité, avidité, égoïsme. Ce système doit donc être tempéré, civilisé, par une organisation sociale, des institutions, des droits de l'Homme, une éducation, placés comme autorités au dessus des individus. Ainsi, à peine proclamé valeur suprême voilà l'individu détrôné, soumis à des puissances extérieures.

Toute la difficulté de l'exercice serait de trouver le bon équilibre entre la société (représentée par l'Etat) qui protège, corrige, défend les intérêts généraux de tous, et la liberté individuelle des intérêts privés.

A vrai dire nos élites baptisent de "nature humaine" des comportements d'accaparement et d'indifférence spécifiquement engendrés par le mode d'appropriation marchand. Il n'y a pas d'équilibre stable possible entre des intérêts privés et des intérêts généraux qui sont, par construction, opposés. Le conflit ne peut qu'être permanent.

Et c'est bien ce qu'elles constatent dans leurs débats sans cesse recommencés dans lesquels elles opposent, aux deux extrêmes, l'individualisme au totalitarisme ("holisme" disent les universitaires branchés). Tout l'objet de ce petit ouvrage est de montrer que cette opposition est creuse et trompeuse, qu'individualisme et totalitarisme sont les deux faces d'une même médaille qui est la société marchande. Il dira donc aussi que ceux qui déplorent doctement l'individualisme contemporain tout en refusant de combattre pour la destruction des rapports marchands et des classes qu'ils engendrent sont des naïfs ou des hypocrites.

Le système marchand et son extension capitaliste ont créé à la fois l'individu, dans l'intérêt privé, et la négation de l'individu, dans l'intérêt général représenté et organisé dans des formes de société et d'Etat nécessairement coercitives. Dans ce système en effet les individus ne sont maîtres ni de leurs activités ni de leurs relations. Elles se retrouvent en face d'eux, dédoublées, comme capital, argent, choses vampirisant le vivant, et comme société écrasant et niant les individus.

Ce livre dira donc que ce n'est pas la société qu'il faut perfectionner pour mieux épanouir l'individu, ni l'individu qu'il faut civiliser pour améliorer la société. Mais que ce sont les individus et la société actuels qui doivent être ensemble niés révolutionnairement et créés autrement.

Parce que, sous l'effet de l'ignorance organisée et d'une propagande orchestrée, dans le but bien évident de tenter d'étouffer la lutte révolutionnaire, les états issus du stalinisme ont été qualifiés de "communistes", on a accolé frauduleusement à ce mot ceux de collectiviste, liberticide, totalitaire, bref de destructeur de l'individu. Ce qui était aussi une façon de laisser croire que le capitalisme est l'épanouissement de l'individu.

Mais plus l'individu était en parole porté aux nues, plus dans la réalité les sociétés, occidentales notamment, se faisaient autoritaires, les violences contre les individus massives et systématiques, l'information truquée et monopolisée, les centres du pouvoir concentrés en quelques mains.

Face à cet écrasement réel d'individus hautement proclamés libérés et vénérés, et faute de pouvoir résoudre pratiquement cette contradiction, on a vu et on voit se multiplier les guérisseurs en tous genres : gourous, prophètes, religieux, "psy", sociologues, philosophes, proposent à chacun de retrouver son vrai moi ou son vrai dieu, de sauver son âme, de libérer ses désirs, ou exigent de la société qu'elle éduque, protège, humanise, les individus. Nous dirons aussi que tout ce fatras n'est qu'idéologies impuissantes.

Mai 68 en a été une vivante démonstration. Ce fut, dans la jeunesse, un vaste mouvement de contestation de certaines contraintes sociales (familiales, hiérarchiques, étatiques etc...) dont l'abolition était supposée libérer les individus. Les "désirs vrais" y étaient opposés aux satisfactions frelatées de la "société de consommation", les pulsions du moi proclamées la seule authenticité face au mensonge des marchandises. Le flic était d'abord "dans sa tête", dans des comportements acceptés, et donc l'autolibération à la portée de chaque contestataire : il lui suffisait de décider de s'en débarrasser. "Just do it" !
Cette affirmation des qualités personnelles contre la domination des choses était certes une révolte moderne, fière, riche. Mais les désirs des individus pris dans les rapports sociaux capitalistes ne peuvent pas être si spontanément et facilement libérés des déterminations, représentations, comportements que ces rapports gênèrent nécessairement. Les individus et leurs désirs sont aussi un produit de ces rapports. Qui ne conteste pas l'individu (et le prolétaire est justement le seul à pouvoir, dans certaines circonstances, se refuser totalement) ne conteste pas non plus la société. Qui ne voit pas comment ils sont produits simultanément l'un et l'autre, qui oppose l'individu à la société qui l'étouffe comme le bien au mal, ou réciproquement ne peut qu'en rester à l'impuissance des idées sur la Vie, le Désir, le Moi, ou sur la société idéale, sage représentant de l'intérêt général, grande éducatrice, garante des droits de l'Homme civilisé.

En opposant l'individu à la société, les désirs de l'un contre les contraintes de l'autre, son libre arbitre contre son autorité, sa liberté contre sa bureaucratie, les étudiants de mai 68 ne quittaient pas le terrain de la séparation individus-société propre aux rapports marchands. Ils n'étaient pas radicaux, mais manifestaient seulement l'hostilité permanente entre individus et société que ces rapports gênèrent nécessairement. Mais les individus qu'ils étaient, petits bourgeois, n'ont finalement réalisé, sauf exception, que des désirs bien banals et déterminés. L'intégration aisée de certains d'entre eux dans le carriérisme politico-médiatique en est un bon exemple. A l'époque le prolétariat a, par l'acceptation bon gré mal gré des accords de Grenelle, montré que lui aussi manifestait des désirs déterminés par des rapports sociaux spécifiques, en l'occurrence le rapport salarial aliénant de vente de sa force de travail.

Bref mai 68 rappelle qu'aucune révolution n'imposera jamais l'idée de l'Individu, supposé avoir un être, une nature, des désirs, un moi, innés et purement personnels. Elle ne peut, sauf à ne pas être une révolution, que créer, au cours d'un long processus, d'autres individus concrets, ayant d'autres relations entre eux, c'est à dire organisant autrement leur communauté, leur société.

Nous montrerons que l'individualisme moderne, comme la société démocratique moderne qui est son alter ego, sont tout à fait opposés à l'épanouissement des individus. Et qu'au contraire les hommes, êtres sociaux, ne peuvent enrichir leur individualité qu'en créant d'autres rapports sociaux, une autre communauté que la société démocratique.

Les idéologues modernes font de l'Individu abstrait leur héros, le seul sujet, mu par des intérêts et des désirs a-historiques, plus ou moins variés chez chacun mais dont le fond serait une rationalité permanente les poussant à maximiser la réalisation de ces intérêts et désirs privés. La société ne peut alors être vue que comme un frein gênant leur pleine réalisation, ou alors l'expression d'un intérêt général supérieur la favorisant, un moyen au service de l'Individu et non leur communauté, eux-mêmes.

Nous exposerons au contraire que les individus et la société actuels n'étant qu'une conjointe création historique, leur opposition, tout à fait réelle aujourd'hui, n'est elle-même que transitoire. Produit des rapports de séparation propres aux sociétés marchandes, elle disparaîtra avec eux. Tant qu'ils subsistent, cette société et ces individus seront produits constamment comme opposés, se nuisant, se débilitant, réciproquement chaque jour.